13.
De retour à la pièce 203, Fred écoutait d’une oreille distraite la lecture des résultats de ses tests et les commentaires des deux psychotechniciens.
« Dans votre cas, il s’agit de ce que nous nommons concurrence plutôt que d’une altération. Asseyez-vous.
— D’accord. » Stoïquement, Fred s’exécuta.
« Rivalité entre les hémisphères cérébraux, précisa l’autre spécialiste. Il s’agit moins d’un signal unique qui serait défectueux ou contaminé que de l’interférence de deux signaux porteurs d’informations contradictoires.
— Nous utilisons normalement l’hémisphère gauche, relança son collègue. C’est là que se situe le système du moi, ou la conscience. Cette dominance cérébrale vient de la localisation dans l’hémisphère gauche des fonctions du langage ; pour être plus précis, ce phénomène de latéralisation suppose une capacité verbale, une valence du cerveau gauche et une aptitude spatialisatrice du cerveau droit. Le gauche peut être comparé à un calculateur numérique, le droit à un calculateur analogique. La bilatéralité fonctionnelle ne se réduit donc pas à une simple réduplication. Chaque système contrôle et traite l’information à sa manière. Or, dans votre cas, aucun hémisphère n’affirme sa dominance, aucun ne manifeste d’activité compensatoire. L’un vous dit une chose, l’autre dit une chose différente.
— C’est comme si vous aviez deux jauges de niveau d’essence à bord de votre voiture, et que l’une vous annonce un réservoir plein tandis que l’autre indique un réservoir à sec. Elles ne peuvent pas avoir raison toutes les deux. Il y a conflit. Seulement chez vous, nous n’avons pas affaire à un appareil fonctionnant correctement et à un appareil défectueux ; non, c’est plutôt… écoutez, voici ce que je veux dire : les deux jauges analysent exactement la même quantité de carburant – même carburant, même réservoir. Elles éprouvent le même objet, en fait. Vous, le conducteur, n’entretenez qu’une relation indirecte avec le réservoir : vous passez par la jauge, ou, dans le cas présent, les jauges. En somme, le réservoir pourrait tomber à zéro et vous n’en sauriez rien jusqu’à ce que l’information apparaisse sur un cadran quelconque, ou jusqu’à arrêt complet du moteur. Il ne faut surtout pas que vous vous trouviez en présence de deux jauges qui vous livrent des informations contradictoires, car dès cet instant vous n’avez plus aucune connaissance de la situation dont il vous est rendu compte. Ce n’est pas comme si vous disposiez d’une jauge principale et d’une jauge auxiliaire prête à la remplacer en cas de mauvais fonctionnement.
— Et alors, qu’est-ce que tout ça veut dire ? demanda Fred.
— Je suis sûr que vous le savez déjà, fit le psychotechnicien de gauche. Vous l’avez ressenti sans en connaître la nature ni la raison.
— Les deux hémisphères de mon cerveau sont en compétition ?
— Oui.
— Pourquoi ?
— La Substance Mort. Elle provoque souvent ce genre de trouble fonctionnel. Nous nous y attendions, et les tests le confirment. L’hémisphère gauche, dominant en temps normal, s’est trouvé endommagé et l’hémisphère droit tente de pallier sa défaillance. Malheureusement, l’ambilatéralité est impossible, car il s’agit d’une situation anormale à laquelle le corps n’est pas préparé. Cela ne devrait jamais se produire. Nous nommons ce phénomène indications croisées. Il est relié aux expériences de split-brain. Nous pourrions effectuer une hémisphérectomie, mais…
— Est-ce que ça passera quand je décrocherai de la Substance M ?
— Probablement, fit le type à gauche. C’est un trouble fonctionnel.
— Il peut y avoir une lésion organique, reprit l’autre. Ça pourrait être permanent. Le temps nous le dira, et seulement après que vous aurez abandonné la Substance M depuis longtemps. Et vraiment abandonné.
— Quoi ? » Fred ne comprenait pas la réponse. Était-ce oui ou non ? Était-il atteint définitivement ? Qu’avaient dit les types ?
« Même en cas de lésion tissulaire, la stéréotaxie permet actuellement de détruire de petits groupes de cellules dans chaque hémisphère afin d’arrêter la concurrence interhémisphérique dans le traitement des informations sensorielles. On pense que ce traitement permettra un jour de rétablir la latéralisation originale.
— Toutefois, précisa le deuxième psychotechnicien, on risque de se heurter à un autre problème : l’individu pourrait, dans ces conditions, ne recevoir que des impressions partielles – je parle des informations sensorielles présentées – pendant le reste de son existence. Il ne percevrait qu’un demi-signal au lieu de deux signaux, ce qui, selon moi, n’est pas moins incapacitant.
— Oui, mais un fonctionnement partiel de type non compétitif vaut mieux que pas de fonctionnement du tout. Or, une transmodulation interhémisphérique compétitive équivaut à une perception nulle.
— Comme vous le voyez, Fred, vous n’avez plus de…
— Je ne prendrai plus jamais de Substance M, déclara Fred. Plus jamais.
— Quel est votre régime actuel ?
— Guère considérable. » Après un silence, il ajouta : « J’ai augmenté les doses récemment. À cause du stress professionnel.
— Il faut qu’ils vous relèvent de vos fonctions, aucun doute là-dessus. De toutes vos fonctions. Vous êtes handicapé, Fred. Et vous le serez encore pendant un sacré bout de temps. Après, personne ne peut être sûr. Vous pouvez vous rétablir complètement. Ou peut-être pas.
— Comment se fait-il, demanda Fred d’une voix râpeuse, que même si mes deux hémisphères sont dominants, ils ne reçoivent pas les mêmes stimuli ? Pourquoi leurs deux je-sais-quoi ne peuvent-ils pas être synchronisés, comme pour l’effet stéréo ? »
Silence.
« Je veux dire » – il se mit à gesticuler – « que la main droite et la main gauche, quand elles saisissent le même objet, devraient…
— La dextralité et son contraire, au sens où l’on emploie ces termes en parlant de l’image au miroir – lorsque la main gauche « devient » la main droite… » Le psychotechnicien se pencha vers Fred, qui ne releva pas la tête. « Comment vous y prendriez-vous pour définir un gant gauche par opposition à un gant droit, de manière qu’une personne n’ayant aucune connaissance de ces termes sache duquel vous parlez et puisse le saisir sans se tromper ? L’image réfléchie ?
— Un gant gauche… » commença Fred, qui ne put continuer.
« Tout se passe comme si un hémisphère de votre cerveau voyait le monde réfléchi dans un miroir. En un miroir, vous comprenez ? La gauche devient la droite, avec tout ce que ça suppose. Et nous ne savons pas encore ce que ça suppose, de voir le monde ainsi inversé. Sur le plan topologique, un gant gauche n’est rien d’autre qu’un gant droit étiré à travers l’infini.
— En un miroir, obscurément », dit Fred. Un miroir assombri. Une caméra obscure. Et par miroir, saint Paul[6] n’entendait pas un objet de verre étamé – ça n’existait pas, à son époque – mais une surface métallique polie, celle d’un plateau par exemple, dans laquelle il pouvait contempler son reflet. Luckman lui avait appris ça au cours de ses lectures théologiques. Pas un télescope ou un dispositif à lentille, qui ne créent aucune inversion, mais simplement l’image inverse de son visage aperçue dans un miroir – étirée à travers l’infini, comme ils disent. Pas à travers un miroir, mais réfléchie par un miroir. Et ce reflet qui te revient : c’est toi, c’est ton visage et pourtant ça ne l’est pas. Ils n’avaient pas de caméras en ce temps-là, et personne ne pouvait se voir autrement qu’à l’envers.
Je me suis vu ainsi.
En un sens, c’est l’univers entier que j’ai commencé d’apercevoir de cette manière. Avec l’autre moitié de mon cerveau !
« La topologie, pérorait un des psychotecs. Une science, une mathématique, au choix, peu comprise. De même que les trous noirs de l’espace. Comment…
— Fred a tourné son œil en dedans et voit le monde à l’envers, coupa l’autre. Par-devant comme par-derrière, en somme. Nous aurions du mal à décrire comment il lui apparaît. La topologie est cette branche de la mathématique qui étudie les propriétés qualitatives des êtres géométriques ou autres qui conservent leur identité lorsqu’ils sont soumis, point par point, en n’importe quel point, à une transformation continue. Mais lorsqu’on applique cela à la psychologie…
— Et s’il s’agit d’objets, qui sait à quoi ils vont se mettre à ressembler ? Ils peuvent devenir méconnaissables. Songez à l’effroi du primitif lorsqu’on lui montre une photo de lui-même : il ne s’y reconnaît pas, bien qu’il ait déjà eu maintes occasions d’apercevoir son reflet dans l’eau ou sur des objets de métal polis. C’est que son reflet est inversé tandis que la photographie ne l’est pas. Aussi ne sait-il pas qu’il s’agit du même individu.
— Il ne connaît que son image inversée et s’imagine que c’est à cela qu’il ressemble.
— Quelqu’un qui écoute un enregistrement de sa propre voix…
— Là, c’est différent. Il y a une question de résonance dans les sinus… »
Fred leur coupa la parole : « Peut-être que c’est vous autres, tas de branleurs, peut-être que c’est vous qui voyez le monde à l’envers, comme dans un miroir. Et moi, je le vois à l’endroit.
— Vous le voyez dans les deux sens.
— Ce qui est… »
L’un des psychotecs se lança : « Il était courant de dire qu’on n’aperçoit que des “reflets” de la réalité et non la réalité elle-même. Le principal défaut du reflet n’est pas son manque de réalité, mais le fait qu’il soit inversé. Je me demande… » Il employa une expression curieuse. « La parité. Le principe scientifique de parité. Le monde et son reflet, l’un confondu avec l’autre pour une raison quelconque… parce que nous ne possédons pas la parité bilatérale.
« Tandis qu’une photographie peut compenser le manque d’ambilatéralité hémisphérique ; ce n’est pas l’objet mais ce n’est pas son inverse, de sorte que l’image photographique ne serait plus une image, mais la forme vraie. L’inverse d’un inverse.
« Mais il peut arriver qu’une photo soit accidentellement inversée, elle aussi : lorsque le négatif est retourné, impressionné dans le mauvais sens. D’habitude, on s’en rend compte quand il y a quelque chose d’écrit. Mais il n’en va pas de même lorsqu’il s’agit d’un visage. On peut très bien se retrouver avec deux épreuves dont l’une soit inversée et l’autre pas. Quelqu’un qui n’aurait jamais rencontré l’individu en question ne pourrait pas dire quelle est la bonne photo, mais verrait bien qu’on ne peut pas les superposer.
« Eh bien, Fred, est-ce que tout cela ne vous fait pas mesurer à quel point il est difficile de distinguer un gant gauche de…
— Ainsi s’accomplira ce qui est annoncé dans l’Écriture, fit une voix. Et la mort sera engloutie par la victoire. » Seul, peut-être, Fred l’entendit. « Car, poursuivait la voix, dès que l’Écriture apparaîtra inversée, vous saurez ce qui est illusion et ce qui ne l’est pas. La confusion prend fin et la mort, l’ultime ennemi, la Substance Mort, est engloutie non par le corps mais par la victoire. Et voici, je vous révèle le secret : nous ne dormirons pas tous dans la mort. »
Le mystère, pensait-il, l’explication, veut-il dire. D’un secret. D’un secret sacré. Nous ne mourrons pas.
Les reflets nous quitteront.
Et ça ne prendra pas longtemps.
Tous, nous serons transformés, et ce qu’il veut dire, c’est que nous serons inversés, brusquement. En un clin d’œil !
Parce que, songea-t-il en lorgnant d’un œil maussade les psychotecs de la police qui achevaient de transcrire leurs conclusions et signaient leurs rapports, c’est en ce moment qu’on est à l’envers, tous ; chacun d’entre nous et la moindre foutue chose de notre monde, et la distance, et même le temps. Mais combien faut-il au photographe qui tire une épreuve contact pour se rendre compte que le négatif est inversé, combien pour le retourner ? Le remettre en position correcte ?
Une fraction de seconde.
Je comprends ce passage biblique. En un miroir obscurément. Mais mon système perceptif n’en reste pas moins bousillé. Comme ils disent, je comprends mais suis incapable de m’aider moi-même.
Du fait que je perçois tout ensemble, l’objet et son inverse, peut-être suis-je le premier personnage de l’histoire humaine à voir au même instant recto verso, et donc à deviner la forme ultime des choses lorsque nous les verrons face à face. Et je n’en possède pas moins l’autre vision, la vision normale. Mais laquelle est normale ?
Laquelle est inversée, laquelle ne l’est pas ?
Quand vois-je la photographie, quand le reflet ?
Et quelles indemnités vais-je toucher, quelles primes de maladie ou de retraite, pendant que je serai au rancart ? Il se sentait gagné par une horreur profonde, le froid régnait autour de lui. Wie kalt ist es in diesem unterirdischen Gewölbe ! Das ist natürlich, es ist ja tief. Et je dois arrêter la merde. J’ai vu des gens subir le sevrage. Seigneur, songea-t-il en fermant les yeux.
« Tout ça vous paraîtra peut-être un peu métaphysique, disait un des types, mais les mathématiciens pensent que nous sommes probablement à l’aube d’une nouvelle cosmologie tellement… »
L’autre s’exclama aussitôt : « L’infinité des temps exprimée comme éternité, comme une boucle ! Comme une boucle de bande magnétique ! »
Il lui restait une heure à tirer avant de retourner au bureau de Hank afin d’examiner les preuves fournies par Jim Barris.
Il éprouva l’envie de faire un tour à la cafétéria et marcha dans cette direction, parmi les employés en uniforme, ceux qui portaient cravate, ceux qui se baladaient en jean et les complets brouillés.
Pendant ce temps, on s’occupait sans doute de faire parvenir à Hank le rapport des psychotechniciens. Hank l’aurait lu lorsque Fred se présenterait.
Ça me donne le temps de réfléchir, se dit-il en prenant sa place dans la file d’attente à l’entrée de la cafétéria. Du temps. Imaginons que le temps soit rond comme la terre. Tu t’embarques pour les Indes. On rit de toi, mais finalement, voici que les Indes apparaissent devant toi, pas derrière. Applique ça au temps – tandis que nous naviguons, la Crucifixion nous attend peut-être dans l’avenir, alors que nous croyons l’avoir laissée à l’est.
Une secrétaire le précédait dans la file. Sweater moulant bleu, pas de soutien-gorge et guère plus de jupe. Ça faisait du bien, de la détailler ; il ne parvenait pas à détacher son regard et elle finit par le remarquer. Elle s’éloigna avec son plateau.
L’avènement du Messie et son retour, un seul et même événement ; le temps, une simple boucle de bande magnétique. Pas étonnant qu’ils aient été sûrs que ça se produirait. Il reviendrait.
Il contempla le cul de la secrétaire, puis réfléchit que celle-ci ne pouvait pas le remarquer, lui, car vêtu de son complet brouillé il n’avait ni face ni fesse. Mais elle sent que j’ai des vues sur elle. Une fille qui a des jambes pareilles ne peut pas ne pas le sentir, quel que soit l’homme.
Dis donc mon vieux, avec ce complet brouillé, tu pourrais l’assommer et te la farcir jusqu’à plus soif, et qui saurait que c’est toi ? Comment irait-elle t’identifier ?
Les crimes qu’on pourrait commettre à l’abri de ces complets… et aussi d’autres trucs moins graves qu’on rêve de faire, mais qu’on ne risque jamais dans la vie courante.
« Miss, dit-il à la fille au sweater bleu, c’est une sacrée paire de jambes que vous avez là. Mais je suppose que vous ne l’ignorez pas, sinon vous ne vous baladeriez pas en microjupe.
— Hein ? » La fille sursauta. « Oh ! ça va. À présent, je sais qui vous êtes.
— Vraiment ?
— Pete Wickam.
— Comment ?
— Vous n’êtes pas Pete Wickam ? Vous vous installez toujours en face de moi, pas vrai, Pete ?
— Alors, je suis le type qui reste toujours planté là à reluquer vos jambes et qui se fait son petit cinéma à propos de ce que vous savez ? »
Elle hocha la tête.
« Est-ce que j’ai une chance ?
— Oh ! ça dépend.
— Je peux vous emmener dîner un de ces soirs ?
— Pourquoi pas ?
— Vous voulez me donner votre numéro de téléphone ?
— Donnez-moi plutôt le vôtre. » La voix de la fille n’était qu’un murmure.
« Je vous le donne si vous vous asseyez ici avec moi et que vous preniez ce que vous avez commandé en ma compagnie, pendant que je mange mon sandwich et que je bois mon café.
— Non, je dois rejoindre une amie là-bas – elle m’attend.
— Je pourrais m’asseoir avec vous deux.
— Nous avons quelque chose à discuter.
— D’accord.
— Bon. alors à bientôt, Pete. » Elle s’éloigna avec son plateau, ses couverts et sa serviette.
Il prit son sandwich, sa tasse de café et alla s’installer à une table vide. Il laissait tomber des bouts de mie de pain dans le café et les regardait fixement.
Ces enfoirés vont me retirer l’affaire Arctor, et pendant que je serai à Synanon ou New Path en train de souffrir le martyre à cause du sevrage, ils chargeront quelqu’un d’autre de le surveiller et de faire des rapports. Un quelconque trou du cul qui connaît que dalle à Arctor – ils devront tout reprendre à zéro.
Ils peuvent au moins me laisser examiner les preuves fournies par Barris. Attendre pour me mettre en sustempo qu’on ait analysé tout ça – tout quoi, je me demande.
Si je sautais la fille et que je la foute en cloque – les bébés n’auraient pas de visage. Rien que des gribouillis. Il frissonna.
Je sais qu’il faut me mettre à l’ombre. Mais pourquoi tout de suite ? Si je pouvais encore faire quelques trucs… traiter les infos de Barris, participer à la décision. Ou même rester là et voir ce qu’il apporte. Découvrir enfin ce que mijote Arctor. Pour ma propre satisfaction. Arctor, c’est quelqu’un ? Ou un rien du tout ? Il faut qu’ils me permettent de traîner dans le coin assez longtemps pour le découvrir. Ils me doivent bien ça.
Si je pouvais seulement écouter, regarder, même sans ouvrir la bouche.
Au bout d’un long moment passé à ruminer, il remarqua que la fille au sweater bleu et sa copine, une brune aux cheveux courts, s’apprêtaient à partir. La copine, qui n’avait rien de terrible, hésita un instant puis vint vers Fred, qui couvait toujours sa tasse de café et ses miettes de sandwich.
« Pete ? » demanda la fille aux cheveux courts.
Il releva les yeux.
« Hum, Pete. » Elle semblait nerveuse. « J’ai juste une seconde. Heu, Ellen voulait t’en parler, mais elle s’est dégonflée. Elle serait sortie avec toi depuis longtemps, Pete, depuis facilement un mois, ou même en mars dernier, si…
— Si quoi ?
— Écoute, elle m’a chargé de te dire que ça fait quelque temps qu’elle veut te faire comprendre un truc : ça marcherait mieux pour toi si tu essayais, je sais pas, Scope, par exemple.
— Ah ! si j’avais su… fit-il sans enthousiasme.
— D’ac, Pete. On se reverra. » Elle s’éloigna en souriant, visiblement soulagée.
Pauvre con de Pete. La fille parlait-elle sérieusement, ou s’agissait-il d’une sale blague mijotée par deux garces qui avaient vu Pete (moi) assis tout seul à l’écart et s’étaient dit qu’elles allaient le démolir ? Juste une petite vacherie, histoire de – oh ! et puis au diable !
Mais elle parlait peut-être sérieusement, songea-t-il en s’essuyant la bouche. Il froissa sa serviette et se leva lourdement. Je me demande si saint Paul avait mauvaise haleine. Les mains enfoncées dans les poches (celles du complet brouillé d’abord, ses vraies poches ensuite), il sortit de la cafétéria. C’est peut-être pour ça que Paul a passé la dernière partie de sa vie en prison. Ils l’ont collé au trou à cause de ça.
C’est toujours dans ces moments-là que des angoisses pareilles vous tombent sur le groin. Il fallait qu’elle me balance ça en plus de toutes les merdes que j’ai eues aujourd’hui – et la plus grosse, je la dois à la sagesse des nations revue et corrigée par les pontes de la psychotech. D’abord ça, et maintenant le reste. Putain, dis. Il se sentait encore plus mal et pouvait à peine marcher, à peine réfléchir ; sa tête était vraiment mixée. Trouble et lamentation. De toute façon, enchaîna-t-il, Scope ne vaut rien. Lavoris, c’est meilleur. Sauf que quand tu le recraches, 0n croirait que tu craches le sang. Micrin, peut-être. Ça risque encore d’être ce qu’il y a de mieux.
S’il y avait une pharmacie dans l’immeuble, je pourrais acheter un flacon et m’en servir avant de remonter voir Hank. Comme ça, je me sentirais peut-être plus sûr de moi. Qui sait, j’aurais une meilleure chance ?
J’en suis à me raccrocher à n’importe quoi. N’importe quel truc qui peut m’aider. Le conseil de cette fille, une suggestion quelconque. Merde, que vais-je faire ?
Si on me retire tout, je ne verrai plus aucun d’entre eux, aucun de mes amis, des gens que j’ai suivis et que je connais. Je serai hors du coup, peut-être au rancart pour le reste de mes jours. En tout cas, Arctor, Luckman, Jerry Fabin, Charles Freck et surtout Donna Hawthorne, pour moi c’est fini. Je ne reverrai plus jamais mes amis. Rideau.
Donna. Un refrain allemand que fredonnait son grand-oncle lui revint en mémoire, lch seh’, wie ein Engel im rosigen Dufi/Sich tröstend zur Seite mir stellet. Son grand-oncle lui avait expliqué le sens des paroles : « Je vois, vêtue comme un ange, debout à mon côté pour m’apporter consolation », la femme qu’il aimait, celle qui le sauva (dans la chanson). Dans la chanson, pas dans la vie. Son grand-oncle était mort, et il n’avait plus entendu ces paroles depuis longtemps. Il songea au vieil homme, de souche allemande, qui chantait dans la maison ou faisait la lecture à haute voix.
Gott ! Welch Dunkel hier ! O grauenvolle Stille !
Od’ist es um mich her. Nichts lebet auszer mir…
« Dieu, que ce lieu est sombre ! Quel silence plein d’effroi !
Nul autre que moi n’habite ce vide… »
Même si je n’ai pas la cervelle cramée, le temps pour moi de reprendre du service et on leur aura affecté quelqu’un d’autre. Ou bien ils seront morts, ou en cabane, ou dans une clinique fédérale, ou semés dans la nature. Cramés, détruits comme moi, incapables de comprendre ce qui se passe. En tout cas, pour moi c’est le bout de la route. Sans le savoir, j’ai déjà fait mes adieux.
La seule chose qui me reste serait peut-être, de temps à autre, de repasser les holobandes. Pour me souvenir.
« Je devrais regagner l’appartement qui sert de planque… » Il regarda autour de lui et se tut. Je devrais retourner là-bas et piquer les bandes sans attendre. Plus tard, ils les auront peut-être effacées ; d’ailleurs plus tard je n’y aurai pas accès. Au cul le service, ils n’auront qu’à retenir ça sur les salaires qu’ils me doivent. À quelque point de vue qu’on se place, j’ai un droit moral sur les films concernant cette maison et ses habitants. Ils m’appartiennent.
Ils sont tout ce qui me reste à présent, tout ce que je puis espérer sauver du naufrage.
Mais pour les passer, il faut que j’embarque tout le dispositif d’entraînement de bande, de définition et de projection des holocubes. Il faut que je le démonte et que je l’emporte pièce par pièce. Les ensembles d’enregistrement et les holocaméras, je n’en aurai pas besoin : juste ce qui concerne l’entraînement, les têtes de lecture et la projection. Morceau par morceau, je peux y arriver. J’ai la clé de l’appartement. Évidemment, ils vont me la réclamer à présent, mais je pense faire graver un double avant de la leur rendre. C’est une clé pour serrure Schlag de modèle courant. Il se sentait mieux, d’avoir compris que la chose était réalisable. Il éprouvait de la colère et de l’amertume envers tout le monde, mais aussi un certain plaisir à l’idée qu’il allait redresser la situation.
D’un autre côté, si je fauchais les caméras et les têtes d’enregistrement, je pourrais poursuivre l’écoute permanente pour mon propre compte. Garder l’œil ouvert, comme je le fais depuis le début. Au moins temporairement. Du reste, dans la vie tout est temporaire – à preuve ce qui m’arrive.
Il faut absolument maintenir le contrôle continu. Et si possible, m’en laisser le soin. Je ne devrais jamais cesser d’observer, et d’épier, de calculer, même si je ne passe jamais à l’action, même si je me contente de suivre les événements en silence et sans me manifester. C’est important, que je reste à mon poste afin d’observer tout ce qui se passe.
Pas dans leur intérêt : dans le mien.
Si, corrigea-t-il. Dans le leur également. Au cas où quelque chose se produirait, comme la fois où Luckman s’est étouffé. Si quelqu’un – si moi, je suis en train de regarder, je peux téléphoner pour demander de l’aide. Le genre d’aide dont ils ont besoin, et sur-le-champ.
Sinon, ils peuvent claboter et personne ne s’en rendra compte. D’ailleurs, ça n’intéresserait personne.
Dans de petites vies misérables comme les leurs, il faut que quelqu’un intervienne. Ne serait-ce que pour pointer leurs tristes allées et venues – et si possible en conserver une trace permanente par l’enregistrement, afin qu’on ne les oublie pas. En prévision d’un jour meilleur où les gens comprendront.
Fred se trouvait dans le bureau de Hank en compagnie de celui-ci, d’un agent en uniforme et de Jim Barris, l’indic suant et grimaçant. Les trois hommes écoutaient une des cassettes apportées par Barris. Simultanément, un second magnétophone repiquait l’enregistrement : le service voulait disposer d’un double.
« Oh… salut. Écoute, je ne peux pas parler maintenant.
— Alors, quand ?
— Je te rappelle.
— Ça ne peut pas attendre.
— Bon, de quoi s’agit-il ?
— Nous projetons de… »
Hank fit signe à Barris d’interrompre le déroulement de la bande. « Pouvez-vous identifier ces voix pour nous, monsieur Barris ?
— Certainement. » Barris ne se fit pas prier. « La voix féminine est celle de Donna Hawthorne, la voix masculine celle de Bob Arctor.
— Très bien. » Hank hocha la tête, puis jeta un bref regard en direction de Fred. Il avait le rapport des psychotecs sous les yeux. « Continuez, je vous prie.
— … la moitié de la Californie du Sud demain soir. » C’était la voix attribuée à Bob Arctor. « L’arsenal de l’Air Force à la base de Vandenberg sera frappe. Nous nous y procurerons des armes automatiques et semi-automatiques… »
Hank interrompit sa lecture du rapport médical et inclina son masque brouillé, comme pour mieux écouter.
Barris souriait à part soi, mais son sourire, à présent, s’adressait aussi aux trois hommes qui l’entouraient. Il ne cessait de manipuler des trombones pris sur le bureau, comme s’il avait voulu tricoter avec des fils métalliques. Il tricotait, transpirait, tricotait.
La voix féminine, Donna Hawthorne, se fit entendre. « Et cette drogue que les Anges devaient piquer pour nous ? Quand va-t-on porter cette vérole du côté des réservoirs et…
— L’organisation a d’abord besoin des armes, expliqua l’autre voix. Le reste, c’est la phase B.
— D’ac, mais tu m’excuses, faut que j’y aille. J’ai un client. »
Clic. Clic.
Barris remua sur son siège et prit la parole : « Je suis en mesure d’identifier la bande de motards dont il est question. Ils sont mentionnés sur une autre…
— Possédez-vous d’autres enregistrements semblables ? demanda Hank. Assez pour former un dossier ? Ou bien cette cassette constitue-t-elle l’essentiel ?
— J’en ai beaucoup plus.
— De même nature ?
— Oui, ils font allusion à la même organisation subversive et à ses plans. À ce complot bien précis.
— Qui sont ces gens ? De quelle organisation s’agit-il ?
— Ils font partie d’une organisation internationale qui…
— Nous voulons des noms. Pas vos conjectures personnelles.
— Avant tout, Robert Arctor et Donna Hawthorne. Je dispose également ici de quelques notes chiffrées… » Barris sortit maladroitement un calepin crasseux, faillit le laisser tomber en tentant de l’ouvrir.
« Je confisque tout ceci, monsieur Barris. Les cassettes et autres documents en votre possession. Temporairement, ils deviennent notre propriété. Nous les étudierons nous-mêmes.
— Mon écriture, et tout le matériel chiffré que je…
— Vous demeurez à notre disposition afin de nous apporter toutes précisions que nous jugerons nécessaires le moment venu. » Hank fit signe à l’agent en uniforme, non à Barris, d’arrêter la cassette. Barris voulut tendre la main, mais fut brutalement repoussé par le flic. Il cligna des yeux, promena son regard autour de lui sans cesser de sourire. « Monsieur Barris, poursuivit Hank, vous ne serez pas remis en liberté tant que nous n’aurons pas achevé l’étude de ces documents. Afin de vous avoir sous la main, nous vous retenons sous l’inculpation de communication délibérée de faux renseignements aux autorités. Cela n’est évidemment qu’un prétexte destiné à assurer votre sécurité, nous en sommes tous conscients, toutefois la plainte sera dûment enregistrée et transmise au District Attorney, puis mise en attente. Cela vous paraît-il satisfaisant ? » Il n’attendit pas la réponse et fit signe à l’agent d’emmener Barris, lequel souriait toujours bêtement.
Hank et Fred demeurèrent seuls de part et d’autre du bureau encombré de « preuves » et de tout l’attirail de Barris. Hank ne disait rien ; il continuait la lecture du rapport médical.
Au bout d’un moment, il prit son téléphone et appela sur une ligne intérieure. « J’ai ici des documents à analyser. Je veux que vous me disiez dans quelle proportion ils sont truqués. Lorsque vous m’aurez communiqué les résultats, je vous donnerai d’autres instructions. Il y en a dans les six kilos. Vous aurez besoin d’un carton modèle trois. D’ac, merci. » Il raccrocha. « Le labo d’électronique et le service du chiffre », ajouta-t-il pour la gouverne de Fred, avant de replonger dans sa lecture.
Deux techniciens en uniforme, lourdement armés, firent leur apparition. Ils portaient un conteneur d’acier à fermoir.
« C’est tout ce qu’on a pu trouver », dit l’un d’eux en guise d’excuse. Ils se mirent à empiler soigneusement les divers articles réunis sur le bureau.
« Qui se trouve en bas ?
— Hurley.
— Qu’il examine tout ça aujourd’hui même, et qu’il me contacte dès qu’il aura trouvé un indice de falsification. Dites-lui bien qu’il me faut ça dans la journée. »
Les techniciens refermèrent le conteneur et le traînèrent tant bien que mal hors du bureau.
Hank laissa choir le rapport, se pencha en arrière et s’adressa enfin à Fred. « Qu’est-ce que vous – bon, quelle est votre réaction devant les preuves apportées par Barris, jusqu’ici ?
— C’est le rapport me concernant que vous avez là, n’est-ce pas ? » demanda Fred. Il tendit la main comme pour s’en saisir, puis se ravisa. « Le peu qu’il nous a fait écouter m’a paru authentique.
— C’est bidon, déclara Hank. Entièrement truqué.
— Peut-être avez-vous raison, mais ce n’est pas mon avis.
— L’arsenal en question, à Vandenberg, est sans doute celui de l’OSI. » Hank prit le téléphone, tout en continuant de réfléchir à voix haute. « Voyons… comment s’appelait donc le type de l’OSI à qui j’ai parlé l’autre jour… il est passé mercredi avec quelques photos… » Hank hocha la tête et se tourna vers Fred. « Ça peut attendre. Je jetterai d’abord un coup d’œil au rapport prélim du labo. Fred ?
— Que dit le rapport à mon…
— Ils vous trouvent complètement timbré. »
Fred haussa les épaules (du mieux qu’il le put).
« Complètement ? »
Wie kalt ist es in diesem unterirdischen Gewölbel !
« À la limite, il y a encore une ou deux cellules qui clignotent dans le cerveau. Mais ça s’arrête là. Le reste est complètement court-circuité. »
Das ist natürlich, es ist ja tief.
« Deux, avez-vous dit ? Deux sur combien ?
— Aucune idée. D’après ce que je sais, les cellules grises, c’est pas ça qui manque. On en a des milliards.
— Il y a plus de connexions possibles entre elles, précisa Fred, qu’il n’y a d’étoiles dans l’univers.
— Dans ce cas, votre moyenne du moment n’est pas fameuse, mon vieux. Deux cellules sur – combien ? Soixante-cinq milliards ?
— Disons plutôt soixante-cinq milliards de milliards.
— C’est pire que les vieux Philadelphia Phillies du temps de Connie Mack. Ils terminaient la saison au classement général avec une moyenne de 90.
— Qu’est-ce que ça me rapportera d’insister sur le fait que j’ai récolté ça en mission ?
— Ça vous rapportera de feuilleter gratis des piles de Saturday Evening Post et de Cosmopolitan dans une salle d’attente.
— Où exactement ?
— Quelles sont vos préférences ?
— Laissez-moi le temps d’y réfléchir.
— Je vais dire ce que je ferais à votre place. Je n’irais pas dans une clinique fédérale. Je m’achèterais six bouteilles d’un bon bourbon, I.W. Harper, par exemple, et j’irais me planquer tout seul dans les collines de San Bernardino, du côté des lacs, où personne n’irait me chercher, en attendant que ça se passe…
— Et si ça ne passe pas ?
— Alors ne revenez pas. Vous connaissez quelqu’un qui aurait un chalet dans le coin ?
— Non.
— Vous pouvez conduire ?
— Ma… » Fred hésita. Une force calme l’envahit, comme dans un rêve. Il se sentit très détendu. Dans la pièce, tous les rapports spatiaux semblèrent se modifier, et même son sens de la durée en fut altéré. « Elle se trouve au… » Il bâilla.
« Vous ne vous rappelez pas.
— Je me rappelle qu’elle n’est pas en état de rouler.
— Nous pouvons vous faire conduire là-haut par quelqu’un. Ce serait plus sûr, de toute façon. »
Me conduire où ça ? Sur des pistes, des routes, des sentiers, en faisant du stop, en pataugeant dans la Jell-O, comme un matou au bout d’une laisse, qui n’a qu’une envie, qu’on le ramène à la maison ou qu’on le détache.
Une phrase lui revint : Ein Engel, der Gattin, so gleich, der führt mich zur Freiheit ins himmlische Reich. « Bien entendu ». dit-il en souriant. Soulagement. Il tirait sur sa laisse, cherchant à toute force à se libérer pour pouvoir s’étendre. « Que pensez-vous de moi, maintenant que je suis dans cet état – complètement cramé, au moins pour quelque temps, et peut-être de façon permanente ?
— Je trouve que vous êtes un type bien.
— Merci.
— Prenez un flingue avec vous.
— Quoi ?
— Quand vous irez dans les collines de San Bernardino avec vos bouteilles d’I.W. Harper. Emportez votre revolver.
— Au cas où mon état ne s’améliorerait pas ?
— Dans tous les cas. Pour décrocher du régime qui est le vôtre, d’après le rapport… prenez-le avec vous.
— D’accord.
— Appelez-moi à votre retour. Tenez-moi au courant.
— Mais je n’aurai pas mon complet brouillé.
— Venez me voir avec ou sans complet.
— D’accord. » Visiblement, tout ça n’avait plus aucune importance.
« Quand vous irez toucher votre prochaine paie, vous constaterez un changement considérable. La somme sera très différente.
— Vous voulez dire que j’ai droit à une sorte de prime, après ce qui m’est arrivé ?
— Non. Relisez votre Code pénal. Un agent qui devient délibérément toxicomane et ne signale pas immédiatement sa condition est passible d’une amende de trois mille dollars et/ou de six mois de prison. Vous serez sans doute quitte pour l’amende.
— Délibérément ? » Il la trouvait un peu dure.
« Personne ne vous a menacé d’une arme pour vous obliger à vous piquer. Personne n’a glissé de trucs dans votre potage. Vous avez pris en toute connaissance de cause une drogue addictive et particulièrement dommageable pour le cerveau.
— J’étais forcé !
— Vous auriez pu faire semblant. La plupart de nos agents y parviennent. Et à en juger par la quantité que vous absorbiez, il fallait bien que vous ayez été…
— Vous me traitez comme un escroc. Je ne suis pas un escroc. »
Hank prit un bloc-notes et un stylo. « Voyons, où en êtes-vous, côté salaire ? Je peux calculer la somme dès maintenant, si…
— Je ne pourrais pas payer l’amende plus tard ? Peut-être par versements mensuels échelonnés sur deux ans ?
— Soyons sérieux, Fred.
— Bon.
— Combien de l’heure ? »
Impossible de se rappeler.
« Combien en heures comptabilisées ? »
Impossible.
Hank reposa son bloc-notes. « Une cigarette ? » Il tendit le paquet à Fred.
« Je laisse tomber ça également. Comme le reste, y compris les cacahuètes et… » Il ne pouvait plus faire l’effort de réfléchir. Les deux hommes restèrent assis face à face, silencieux derrière leurs masques brouillés.
« C’est ce que je dis à mes gosses, commença Hank.
— J’ai deux gosses. Deux petites filles.
— J’en doute fort. Vous n’êtes pas censé en avoir.
— Peut-être pas. » Fred se perdait dans ses calculs : quand ressentirait-il les premiers effets de la privation ; combien de cachets de Substance Mort avait-il encore, planqués un peu partout ; de quelle somme disposerait-il, sur sa paie, afin d’acheter d’autres doses ?
« Vous aimeriez peut-être que j’achève de faire le compte de ce que vous toucherez ?
— D’accord. » Fred approuva vigoureusement de la tête. « Faites donc ça. » Comme Barris un moment plus tôt, il se mit à tambouriner nerveusement sur la table.
« Combien de l’heure ? » reprit Hank en soulevant le téléphone. « Je vais rappeler la caisse. »
Fred ne dit rien et resta à attendre, les yeux baissés. Peut-être Donna pourra-t-elle m’aider, songeait-il. Donna, je t’en prie, aide-moi maintenant.
« Je ne crois pas que vous arriverez jusqu’aux collines, lâcha Hank. Même si on vous conduit.
— Non.
— Où voulez-vous aller ?
— Laissez-moi le temps d’y réfléchir.
— Une clinique fédérale ?
— Non. »
Un silence.
Pas censé en avoir. Fred se demandait ce que ça voulait dire.
« Et chez Donna Hawthorne ? suggéra Hank. Je crois savoir par vos rapports et ceux des autres agents que vous êtes très liés, tous les deux.
— En effet. » Fred hocha la tête, puis se redressa brusquement. « Comment savez-vous ça ?
— Simple processus d’élimination. Nous savons qui vous n’êtes pas, et la liste des suspects n’est pas infinie – en fait, il s’agit d’un tout petit groupe. Nous pensions que vous nous mèneriez plus haut dans la filière. Ça marchera peut-être mieux avec Barris. Et puis, on a passé pas mal de temps à bavarder, nous deux. J’ai compris que vous étiez Arctor depuis un bon moment déjà.
— Je suis qui ? » Fred braqua son regard sur le complet brouillé qui lui faisait face. « Bob Arctor ? » Il n’en croyait pas ses oreilles, tellement c’était absurde. Ça ne cadrait ni avec ses actions ni avec ses pensées. Grotesque.
« Peu importe, dit Hank. Vous avez le numéro de Donna ?
— Elle est sans doute au travail. » La voix de Fred tremblait. « À sa parfumerie. C’est le… » Il pouvait à peine parler, et ne parvenait pas à se rappeler le numéro. Je serais Bob Arctor, moi ? Jamais de la vie ! Mais alors, qui suis-je ? Peut-être…
Hank parlait rapidement dans le combiné. « Trouvez-moi le numéro de Donna Hawthorne à son travail. » Il tendit l’appareil dans la direction de Fred. « Je vais vous la passer. Et puis non, je ferais peut-être mieux de m’en abstenir. Je lui dirai de vous prendre – où ? Nous vous conduirons à l’endroit choisi. On ne peut pas la faire venir ici. Quel serait le bon coin ? Où la retrouvez-vous d’habitude ?
— Emmenez-moi chez elle. Je sais comment on entre.
— Je lui dirai que vous êtes là-bas, et en plein sevrage. Je prétendrai que je vous connais, et que vous m’avez demandé d’appeler.
— Ouais, très bon. Merci, mec… »
Hank hocha la tête et reprit le téléphone pour appeler, cette fois, un numéro extérieur. Fred eut l’impression qu’il formait chaque chiffre un peu plus lentement que le précédent, et que la chose n’allait jamais finir. Il ferma les yeux et respira profondément. Merde, je suis un vrai désastre.
Ça, tu peux le dire. Défoncé, cramé, pété, complètement baisé. Voilà ce que t’es. Ça lui donnait envie de rire.
« Nous vous mènerons jusqu’à elle », commença Hank, qui n’eut pas le temps de poursuivre. « Allô, Donna ? Ici, c’est un copain de Bob. Dis, tu sais qu’il est mal barré, Bob ? Je blague pas. Écoute… » Ouais, pas mal, pensèrent deux voix à l’unisson dans son esprit en entendant Hank sortir le gros baratin à Donna. Et n’oublie pas de lui dire de m’apporter quelque chose ; je presse méchamment. Peut-elle m’avoir un truc ? Et même me faire une supercharge comme elle sait ? Il tendit la main vers Hank mais n’eut pas la force de le toucher ; son bras retomba.
« Je vous revaudrai ça, promit-il à Hank tandis que celui-ci raccrochait.
— Restez assis dans votre coin en attendant la voiture. Je vais la demander immédiatement. » Il forma un nouveau numéro. « Le parc ? J’ai besoin d’un véhicule banalisé et d’un chauffeur en civil. Vous avez ça ? »
Les deux individus, sous le complet brouillé de Fred, fermèrent leurs yeux, attendirent.
« Je devrais peut-être vous faire conduire à l’hosto, dit Hank. Ça n’a pas l’air d’aller fort. Il se peut que Jim Barris vous ait empoisonné. À vrai dire, nous nous intéressons principalement à Barris. Le contrôle continu de la maison, c’était surtout pour lui, pas pour vous. On espérait l’attirer ici… et on y est arrivés. » Hank marqua une pause. « Voilà pourquoi je savais bien que ses bandes et ses autres trucs étaient bidon. Le labo confirmera. Barris est sur un coup important. Quelque chose de pas très joli, et où il est question d’armes.
— Et moi, qu’est-ce que je suis ? demanda Fred en élevant brusquement la voix.
— Fallait qu’on piège Jim Barris.
— Tas d’enculés.
— De la façon dont on s’y est pris, Barris – si c’est bien son nom – Barris s’est peu à peu douté que vous étiez un agent des stups sur le point de le coincer ou de l’utiliser pour remonter plus haut. Alors, il a… »
Sonnerie du téléphone.
« Eh bien, voilà, fit Hank un moment plus tard. Restez assis, Bob. Bob, Fred, peu importe. Vous pouvez être content. On tient le salaud, et c’est un bel – c’est exactement ce dont vous nous avez traités il y a un instant. Vous voyez bien que ça valait la peine de le piéger, hein ? Quel que soit le coup qu’il mijotait. Vous ne trouvez pas ?
— Sûr, ça valait la peine. » Fred pouvait à peine articuler ; sa voix n’était plus qu’un grincement métallique.
Les deux hommes restèrent assis face à face.
Donna s’arrêta sur la route de New Path. Au-dessous d’eux, dans toutes les directions, ils apercevaient les lumières de la ville. Pour lui, les douleurs avaient commencé ; elle s’en rendait bien compte, et il ne leur restait plus beaucoup de temps. Elle avait voulu être avec lui une dernière fois. Mais elle s’y prenait trop tard. Il pleurait et vomissait déjà ; sa poitrine se soulevait.
« On va s’asseoir là quelques minutes », dit-elle en le guidant parmi les buissons et les mauvaises herbes, les détritus et les canettes de bière. Ils marchaient sur du sable. « Je…
— As-tu ta pipe à hasch ? parvint-il à bredouiller.
— Oui. » Il fallait s’éloigner assez de la route pour ne pas être repérés par les flics. Ou du moins pour pouvoir balancer la pipe si un flic s’amenait. Elle verrait la voiture de patrouille se garer, tous feux éteints, à quelque distance, et le policier s’approcher à pied. Elle aurait le temps.
Le temps, songea-t-elle. Le temps de s’abriter de la loi. Mais le temps, il n’en restait plus pour Bob Arctor : le sien était épuisé – en tout cas selon les critères humains. Bob venait de pénétrer dans une durée d’une autre espèce. Celle qu’on accorde à un rat, et qui lui permet de courir vainement d’un point à un autre avant de revenir sur ses pas. De s’agiter sans but. Courir, revenir ; courir, revenir. Du moins Bob peut-il contempler les lumières au-dessous de nous. Si ça a encore la moindre importance pour lui.
Ils trouvèrent un coin abrité. Elle tira le morceau de hasch enveloppé dans du papier d’argent, bourra la pipe et l’alluma. À côté d’elle, Bob ne parut rien remarquer. Il s’était sali, mais elle savait qu’elle ne pouvait rien faire pour l’aider. D’ailleurs, il ne s’en rendait sans doute pas compte. Ils passaient tous par là en cours de sevrage.
« Là. » Elle se pencha vers lui, pour la supercharge. Mais il ne remarqua rien. Plié en deux par les crampes d’estomac, il vomissait et se salissait, tremblait, poussait des gémissements qui ressemblaient à une chanson folle.
Ça lui fit penser à un gars qu’elle avait connu jadis, et qui avait vu Dieu. Il s’était comporté de la même manière, pleurant et gémissant – mais sans se salir. Il avait vu Dieu dans un flash-back, après une prise d’acide. Le type tentait des expériences avec les vitamines solubles, et en doses massives. La formule orthomoléculaire était censée stimuler la transmission nerveuse, l’accélérer et la mettre en phase. Mais au lieu de devenir plus malin, ce gars avait vu Dieu. Il en était resté baba.
« Je crois, dit Donna, qu’on ne sait jamais ce qui nous attend. »
La seule réponse de Bob fut une nouvelle plainte.
« As-tu connu un mec nommé Tony Amsterdam ? »
Cette fois, aucune réponse.
Donna aspira une bouffée de la pipe et laissa son regard errer sur les lumières. Elle huma l’air de la nuit, écouta ses bruits. « Après avoir vu Dieu, il s’est vraiment senti mieux pendant près d’un an. Et puis c’est allé très mal. Pire qu’à aucun autre moment de son existence. Parce qu’un jour, il s’est rendu compte qu’il ne reverrait pas Dieu : il vivrait le reste de ses jours – des années et des années, peut-être un demi-siècle – sans voir autre chose que ce qu’il avait toujours eu l’habitude de voir. Ce que nous voyons tous les jours. C’était pire que de n’avoir jamais vu Dieu, pour lui. Il m’a dit qu’un jour il était devenu complètement fou. Le vrai flip : il avait commencé à hurler et à tout casser chez lui, même sa stéréo. Il avait brusquement compris qu’il allait devoir continuer à vivre tel qu’il était, sans rien voir. Sans but. Rien qu’un bout de viande qui se traînait lamentablement, qui bouffait, buvait, dormait, bossait, chiait.
— Comme nous tous. » C’était le premier propos cohérent de Bob, et il devait s’arracher les mots entre deux spasmes.
« C’est ce que je lui ai dit. Je le lui ai bien expliqué. On est tous dans le même bateau, et ça ne fait pas flipper le reste d’entre nous. Il s’est contenté de répondre : tu ne sais pas ce que j’ai vu. Tu ne peux pas savoir. »
Une autre convulsion agita le corps de Bob. Il faillit s’étouffer en essayant de parler : « A-t-il… dit… à quoi ça ressemblait ?
— Des étincelles. Une pluie d’étincelles colorées, comme quand ta télé se met à déconner. Des étincelles sur les murs, dans l’air. Et le monde entier, où qu’il regarde, était un être vivant. Et sans fausse note : tout collait ensemble, rien n’arrivait au hasard, tout avait un but – servait un but dans l’avenir. Puis il a aperçu un encadrement de porte. Pendant une semaine, il le voyait partout où il posait son regard – chez lui, dehors, quand il allait faire une course, au volant de sa voiture. Toujours les mêmes proportions. Très étroit. Il a dit que c’était très – agréable. C’est le mot qu’il a utilisé. Il n’a jamais tenté de franchir le seuil. Il se contentait de le regarder, tellement c’était agréable. Silhouetté en rouge vif sur une lumière dorée. Comme si les étincelles avaient formé des lignes, comme en géométrie. Après ça, il ne l’a jamais revu de sa vie, et voilà pourquoi il a flippé aussi durement.
— Qu’y avait-il de l’autre côté ? fit Bob au bout d’un moment.
— Il a dit qu’il y avait un autre univers de l’autre côté. Il pouvait l’apercevoir.
— Il… n’a jamais franchi le seuil ?
— C’est pour ça qu’il a tout cassé dans son appartement ; il n’a jamais songé à franchir le seuil ; il se contentait d’admirer l’encadrement et ensuite il n’a plus rien vu, il était trop tard. La porte s’est ouverte pour lui pendant quelques jours, puis elle s’est refermée et a disparu à jamais. Il a eu beau prendre de l’acide, et ses vitamines solubles, il n’a plus rien revu ; il n’a jamais retrouvé la combinaison.
— Qu’y avait-il de l’autre côté ? répéta Bob.
— Il a dit qu’il y faisait toujours nuit.
— Faisait nuit !
— Il y avait un clair de lune et aussi de l’eau, toujours pareil. Rien ne bougeait, rien ne changeait. Une eau noire comme de l’encre et un rivage, une plage sur une ile. Il était sûr qu’il s’agissait de la Grèce. La Grèce antique. Il s’est dit que cette porte était un défaut dans la trame du temps, et qu’il voyait dans le passé. Plus tard, alors qu’il n’apercevait plus rien, il s’est retrouvé sur l’autoroute. Il conduisait parmi tous les camions et devenait de plus en plus enragé. Il disait qu’il ne pouvait plus supporter le mouvement ni le bruit, tous ces trucs qui filaient dans tous les sens, les bruits de ferraille et la pétarade. Il n’a jamais compris pourquoi on l’avait autorisé à voir ce qu’il avait vu. Il croyait vraiment que c’était Dieu, et que la porte menait vers l’autre monde, mais au bout du compte ça n’a fait que lui mélanger la tête. Il n’a pas pu s’accrocher à sa vision, et donc il n’a pas pu faire face. Chaque fois qu’il rencontrait quelqu’un, au bout d’un moment il racontait qu’il avait tout perdu.
— Pour moi, c’est pareil, fit Bob.
— Il y avait une femme, sur l’île. Enfin, pas exactement – plutôt une statue. Il a dit que c’était l’Aphrodite cyrénaïque. Froide et pâle sous la lune. Une vénus de marbre…
— Il aurait dû saisir sa chance et franchir le seuil.
— Il n’a pas disposé de cette chance. Ce n’était qu’une promesse. Quelque chose à venir. Quelque chose de mieux, dans le lointain des temps. Peut-être après qu’il… » Elle s’interrompit. « Après sa mort.
— Il a raté sa chance, dit Bob. On n’en a qu’une, et puis c’est fini. » Il ferma les yeux pour lutter contre la douleur. La sueur sillonnait son visage. « Et puis, qu’est-ce qu’un type cramé à l’acide peut savoir ? Et nous tous, que sait-on ? Je n’arrive pas à parler. Laisse tomber. » Il se détourna, se réfugia dans le noir pour trembler et se tordre de douleur.
« Pour l’instant, on nous montre des bandes-annonces », fit Donna. Elle l’entoura de ses bras et le serra du mieux qu’elle put en le berçant. « Afin qu’on tienne le coup.
— C’est ça que tu essaies de faire avec moi, en ce moment. Tenir le coup.
— Tu es quelqu’un de bien. On t’a donné de mauvaises cartes. Mais la vie n’est pas finie, pour toi. Tu comptes beaucoup pour moi. Je voudrais… » Elle continua de l’étreindre en silence, dans l’obscurité qui l’engloutissait, mais semblait venir du dedans. « Tu es quelqu’un de bien, reprit-elle, et de gentil, et tout ceci n’est pas juste, mais on ne peut rien y changer. Essaie de tenir jusqu’au bout. Un jour, un jour très lointain, tu y verras clair comme avant. Ça te reviendra. » Tout te sera rendu. Le jour où tout ce qui a été pris injustement aux gens leur sera rendu. Ça prendra peut-être mille ans ou plus, mais ce jour viendra, et le fléau de toutes les balances sera enfin juste. Peut-être, tel Tony Amsterdam, as-tu reçu une vision de Dieu qui ne s’est effacée que pour un temps ; elle s’est retirée mais sans se détruire. Peut-être, de ton cerveau horriblement brûlé, des circuits qui achèvent de se consumer alors même que je te serre dans mes bras, une étincelle colorée a-t-elle jailli, que tu n’as pas encore reconnue, mais dont le souvenir te guidera au long des années noires que tu vas traverser. Un mot imparfaitement compris, une toute petite chose aperçue mais non interprétée ; un fragment d’étoile mêlé à la boue de ce monde, pour te guider d’instinct jusqu’au jour où… mais c’était si loin. Elle ne parvenait pas elle-même à l’imaginer. Mêlé à la prose de ce monde, quelque chose d’un monde autre était peut-être apparu à Bob Arctor avant la fin. Elle ne pouvait pour l’instant que serrer Bob dans ses bras et espérer.
Mais quand il retrouverait le fil, la reconnaissance du modèle s’effectuerait. Évocation correcte dans l’hémisphère droit. Même au niveau subcortical qui lui était seul accessible. Et le voyage qui le déchirait, ce voyage si coûteux et si vain, prendrait fin.
Une lueur l’aveugla. Un flic, torche électrique dans une main et matraque dans l’autre, se tenait devant elle. « Voulez-vous vous lever tous les deux ? demanda-t-il. Montrez-moi vos papiers. Vous d’abord, Miss. »
Elle lâcha Bob, qui glissa sur le côté et resta allongé par terre. Il ne voyait même pas le flic qui avait gravi furtivement un chemin de traverse pour les surprendre. Donna tira un portefeuille de son sac à main et fit signe au flic de la suivre à l’écart, là où Bob ne pourrait les entendre. Le policier passa plusieurs minutes à examiner ses papiers à la lueur de sa torche, puis :
« Vous travaillez pour les fédéraux.
— Pas si fort, fit Donna.
— Excusez-moi. » Il lui rendit le portefeuille.
« Contentez-vous de foutre le camp. »
Le flic braqua un instant sa torche sur le visage de Donna, puis tourna les talons et s’éloigna comme il était venu, sans un bruit.
Lorsqu’elle revint près de Bob, elle sentit nettement qu’il ne s’était aperçu de rien. D’ailleurs, de quoi était-il encore conscient ? À peine de sa présence à elle, alors le reste…
Loin au-dessous d’elle, Donna entendait faiblement la voiture de patrouille qui redescendait le chemin plein d’ornières. Quelques insectes, un lézard peut-être, froissaient l’herbe sèche autour d’eux. À l’horizon, la route 91 brillait telle une constellation, mais aucun son ne leur parvenait ; c’était trop loin.
« Bob, fit-elle doucement. Tu m’entends ? »
Pas de réponse.
Tous les circuits sont claqués, toutes les pièces fondues, songea-t-elle. Et personne ne parviendra à les rétablir, si dur qu’on essaie. Et on essaiera dur.
« Allons, dit-elle en le tirant par la manche, en s’efforçant de le remettre debout. Il est temps de reprendre la route.
— Je ne peux plus faire l’amour, dit Bob. Mon truc a disparu.
— Ils nous attendent. » Le ton de Donna était ferme. « Il faut que je signe ton admission.
— Mais qu’est-ce que je vais faire, si mon truc a disparu ? Ils me prendront quand même ?
— Oui, ils te prendront. »
Il faut posséder la plus haute forme de sagesse, songea-t-elle, pour savoir quand on doit recourir à l’injustice. Comment la justice peut-elle jamais devenir victime du droit ? Comment ça peut arriver ? C’est qu’une malédiction pèse sur ce monde, et j’en ai la preuve sous les yeux. Quelque part, au niveau le plus profond, le mécanisme, le tissu des choses a craqué, et des lambeaux épais est né ce besoin qui nous pousse aux injustices les plus troubles au nom du choix le plus sage. Ça a dû commencer il y a des millénaires. Et maintenant, la nature des choses en est tout imprégnée. Ça s’est infiltré en chacun de nous. Nous ne pouvons ouvrir la bouche ou faire un geste, prendre la moindre décision, sans que ce soit visible. Peu m’importe d’ailleurs comment, quand ou pourquoi ça a commencé. Je me contente d’espérer que ça finira un jour. Comme pour Tony Amsterdam : j’espère revoir un jour l’averse d’étincelles aux couleurs vives, et j’espère que ce jour-là nous la verrons tous. La porte étroite, qui, franchie, nous mène à la paix. Une statue, la mer, et quelque chose qui ressemble à un bain de lune. Et rien pour venir briser ce calme.
En un temps plus que lointain. Avant la malédiction, avant que tout et chacun devienne ce qu’il est aujourd’hui. L’âge d’or, quand justice et sagesse se confondaient. Avant que tout éclate et retombe en fragments coupants. En échardes qu’on ne peut réarranger, aussi dur qu’on essaie.
Au-dessous d’elle, dans l’obscurité découpée par le pointillé des lumières de la ville, une sirène hurla. Une voiture de police en pleine action. C’était le cri d’un animal rendu fou par la proximité de la curée. Elle frissonna. L’air de la nuit était froid, tout à coup. Il fallait partir.
On ne voit pas l’âge d’or, pensa-t-elle, tant qu’on entend des bruits comme celui-ci dans la nuit. Et moi, est-ce que j’émets un bruit aussi vorace ? Suis-je cette chose qui tient sa proie aux abois ?
Qui a déjà effectué sa prise ?
À côté d’elle, l’homme remua et gémit tandis qu’elle l’aidait à se relever. L’aidait à se relever et le guidait, pas à pas, vers sa voiture, l’aidait, l’aidait, le forçait à tenir. Au-dessous d’eux, le bruit du véhicule de patrouille s’était tu brusquement : la bête était à l’arrêt. Elle avait fait son travail. Comme j’ai fait le mien, se dit-elle en serrant Bob contre elle.
Les deux types du personnel de New Path regardaient la chose qui se tordait sur le sol en frémissant et en vomissant. La chose se salissait, elle s’étreignait elle-même comme pour se forcer à s’arrêter, pour lutter contre le froid qui la faisait trembler.
« Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda un des types.
— C’est un humain, répondit Donna.
Elle hocha la tête.
« Ça lui a bouffé la tête. Encore un perdant. »
Elle s’adressa aux deux à la fois. « C’est facile de gagner. N’importe qui peut gagner. » En se penchant au-dessus de Robert Arctor, elle ajouta, silencieusement :
Adieu.
Ils tiraient une vieille couverture de l’armée au-dessus de sa tête quand elle partit. Elle ne se retourna pas.
Elle s’installa au volant et gagna l’autoroute la plus proche, se perdit dans la circulation la plus intense. Parmi ses cassettes, elle choisit Tapestry de Carole King, sa préférée, et l’engagea dans le lecteur. Elle prit le pistolet Luger collé magnétiquement sous sa planche de bord. À toute allure, elle colla au train d’un camion de Coca-Cola et, au son de Carole King (en stéréo), elle vida son chargeur sur les bouteilles qu’elle apercevait, alignées dans leurs casiers de bois, à quelques mètres devant elle.
Pendant que la voix apaisante de Carole King évoquait des gens qui devenaient crapauds, elle parvint à toucher quatre bouteilles avant d’épuiser ses munitions. Des frottis de Coca maculaient son pare-brise, des débris de verre le frappaient. Elle se sentit mieux.
Justice, honnêteté, loyauté ne sont pas de ce monde, songea-t-elle, et vlan, elle emboutit son vieil ennemi, son adversaire de longue date, le camion de Coca, qui poursuivit sa route sans rien sentir. Le choc rejeta brutalement sa petite auto qui fit un tête-à-queue ; ses phares faiblirent ; elle entendit l’horrible hurlement d’un pneu frottant une aile et se retrouva sur l’aire de sécurité, à contresens, tandis que l’eau jaillissait de son radiateur. Les automobilistes ralentissaient au passage en écarquillant les yeux.
Reviens, fils de pute, implora-t-elle, mais le camion de Coca était loin, et ne devait pas porter la moindre éraflure. Peut-être une toute petite égratignure. Tôt ou tard, ça devait arriver, c’était sa guerre après tout ; un jour ou l’autre elle allait attaquer un symbole, une réalité face à laquelle elle ne ferait pas le poids. Sûr que mes cotisations d’assurance vont monter après ça, se dit-elle en mettant pied à terre. Dans ce monde, quand on joue contre le mal, on paie en monnaie dure.
Une Ford Mustang ralentit près d’elle et le chauffeur, un type, l’interpella. « Je peux vous déposer, mademoiselle ? »
Elle ne répondit pas. Elle poursuivit sa route. Une silhouette fragile face à la bande infinie des feux braqués vers elle.